La leçon des Segpa Publié le : 11 mars 2010
par Pierre Blanc Sahnoun (extrait de son blog Errances narratives)
Le propos d’une cérémonie définitionnelle , c’est de donner aux gens l’occasion de parler devant témoins de ce qui est important pour eux… de la façon et avec les supports qui sont les plus appropriés pour eux.
Oublier cette dernière partie de la phrase, c’est passer à côté de la cérémonie et prendre le risque d’y réintroduire l’histoire dominante au détriment des personnes dont la vie est au centre. C’est ce que nous ont fait comprendre, dans leur grande sagesse, les élèves de deux classes Segpa de Vitry-sur-Seine.
Les Segpa, c’est ce qu’on appelait dans le temps les classes de “transition”, façon politiquement correcte de désigner la transition du système scolaire “normal” vers pas de scolarité du tout et la vie dite active. Depuis 8 mois,Dina Scherrer a accompagné quatre classes de 3ème Segpa de Vitry, Fontenay et Villiers-sur-Marne dans le cadre d’un programme expérimental d’introduction du coaching dans les collèges des quartiers dits “sensibles” (je déteste ce mot) sur fonds européens et avec l’appui des académies concernées. Avec l’accord du maître d’oeuvre (l’association Réussir Moi Aussi), Dina a pu proposer un protocole entièrement narratif basé sur l’identification d’histoires dominantes, leur externalisation et le développement de riches histoires alternatives basées sur les compétences de vie et de résistance à l’exclusion de ces gamins.
Cette initiative magnifique, qui donnera probablement naissance à un livre, s’est conclue par une cérémonie définitionnelle dans chaque collège. J’ai eu la chance de participer à celle de Vitry, de façon un peu privilégiée puisque j’avais correspondu toute l’année avec ces deux classes sous forme de retellings réguliers, ce qui m’avait permis de devenir un témoin extérieur habituel et d’ailleurs de mettre en musique leurs mots pour en faire une chanson, avec la technique que j’ai apprise auprès de David Denborough (voir ici pour écouter la chanson). Il y aurait énormément de choses à raconter ici sur cette cérémonie définitionnelle. Mais ce qui m’a le plus frappé… est la façon dont le regard que l’on pose sur les gens influence à la fois leur identité et la façon dont on “découpe” les événements pour les resituer dans un récit change totalement le sens de ce récit. Ainsi, d’un certain point de vue, la cérémonie de Vitry a été très difficile. Les élèves avaient invité leurs profs comme témoins extérieurs, mais placés sur un cercle de parole, ils ne voulaient pas se présenter ni dire quoi que ce soit. Certains profs ont exprimé d’un air parfois excédé et agressif leur souhait de voir un peu (enfin !) une autre facette de ces jeunes gens. Certains croyaient que c’était un genre de spectacle de fin d’année. Les jeunes ne les ont pas déçus, ils ont incarné leur histoire dominante (”on est la section des Gogols, il n’y a rien à tirer de nous”) et c’était un spectacle pathétique de voir les réactions de certains adultes (”je le savais bien, ils n’ont rien retiré de ce programme, ils n’ont pas changé”) alimenter l’épaississement de l’histoire.
La puissance narrative n’est revenue qu’au moment des retellings des profs, et là, j’ai vraiment été scotché par la confiance et l’amour qu’ils exprimaient pour ces jeunes, par les passerelles qu’ils faisaient entre leurs propres histoires et leur choix de travailler avec les Segpa, et ces témoignages ont commencé à chasser la mauvaise histoire, les jeunes étaient silencieux, attentifs, réceptifs à cette émotion et cette reconnaissance. Et à ce moment là, paf, la cloche a sonné et il a fallu se séparer.
Mais ils ne voulaient plus partir. Certains ont dansé une choré sur un rap, d’autres se sont attardés à discuter avec nous, ils sont allés chercher du pain qu’il avaient cuisiné en atelier pour nous en offrir (ils nous ont offert du pain qu’ils avaient fait, vous vous rendez compte !? Putain, j’en ai encore les larmes aux yeux). Et puis les profs ont raconté plein d’histoires fantastiques sur ce qu’ils avaient vécu avec ces gamins (”les discussions les plus fortes que j’ai eu dans ma vie de prof, c’était avec des Segpa”, “je fais des pieds et des mains pour rester affectée ici un an de plus”…) Mais à ce moment là, on était debout dans un coin, en train de “debriefer”, pas dans la ronde officielle et intimidante d’un cercle de parole qui avait très peu de sens pour eux et qui les remettait en situation d’élèves face à leurs profs susceptibles de les juger (”prouvez nous que vous êtes capables de changer”).
Pourtant, avant de venir dans ce cercle paralysant, ils avaient décoré la salle avec leurs mots imprimés et leurs photos éclatants de vie et d’énergie, en parlant naturellement et avec fierté sur leurs photos ou leurs phrases préférées. J’avais chanté une première fois leur chanson à l’arrache, devant un public attentif, y compris certains profs qui ont retellé à chaud. Mais nous n’avons pas perçu qu’à ce moment là, la cérémonie définitionnelle, la vraie, battait déjà son plein. Nous pensions que c’était le “avant” et que la véritable cérémonie démarrerait à partir du moment où tout le monde s’assiérait en cercle. Alors que le véritable travail s’est fait dans ces “avants” et “après”, et très peu pendant ce cercle grotesque où nous les avions enfermés avec nos représentations. Heureusement que les gens se débrouillent toujours pour résister et font flèche de tout bois pour revenir vers leurs identités préférées, même si l’on confond parfois leurs efforts avec les activités du problème.
Voilà. Excusez ce long récit qui paraîtra peu être un peu technique aux non-praticiens narratifs, mais cela me semblait important en premier lieu, de rendre hommage au fantastique travail de Dina sur ce chantier très novateur (puisque c’est quasiment la première fois en France que l’approche narrative australienne est utilisée en milieu scolaire*), et d’autre part, de partager ma compréhension nouvelle de la cérémonie définitionnelle comme un espace de liberté orienté par et seulement par la subjectivité des personnes dont la vie est au centre de la cérémonie, un espace total emplissant tout le lieu qui lui est consacré et tout le temps où les personnes et les témoins sont ensemble, charge aux animateurs d’inventer au fur et à mesure les chemins les plus fluides pour le développement d’histoires riches. Ceci impose d’abandonner ses représentations culturelles comme celle du cercle de parole, très utile dans certains contextes mais peu adapté dans d’autres. De rester souple et attentif à la façon dont les personnes dont la vie est au centre de la cérémonie structurent cet espace et ce temps qui leur appartient, de ne pas leur en contester la propriété. Pour ma propre pratique, les Segpa m’ont fait faire un pas immense. Qu’ils en soient ici remerciés. Et qu’ils m’excusent de les avoir mis dans une galère avec ce cercle de parole d’un autre monde.
Publié le : 11 mars 2010 | Aucun Commentaire | Partager/Mettre en favoris
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